MOLLY HATCHET & OUTLAWS à LA MUTUALITÉ le 14 Mars 1983.
ONE SOUTHERN NIGHT IN PARIS.
Photos par Alex Mitram https://www.wallbackstage.com/fr/136-alex-mitram
Je me suis réveillé un matin avec la nostalgie accrochée à l'âme et j'ai commis une erreur fatale: j'ai repensé à la vieille époque et à tous ceux qui nous ont quittés. Combien de morts? Combien de fantômes? La liste est bien longue. Puis, sans trop savoir pourquoi, j'ai songé à un évènement majeur de mon passé, à un moment figé dans le temps qui restera à jamais incrusté dans ma mémoire. Et submergé par le tourbillon des souvenirs, je me suis retrouvé trente-sept ans en arrière.
La nouvelle s'était répandue comme une traînée de poudre. Tout le cercle des potes branchés « southern rock » était en alerte. Molly Hatchet va faire une tournée en France! On en rêvait tous. Surtout moi, qui ne connaissait le groupe que depuis 1982, quand un copain de lycée puis de fac (et futur batteur de notre groupe) m'avait copié une cassette "best of" des deux premiers albums. Avant, j'écoutais essentiellement du rock n' roll fifties et du rockabilly; j'étais le profil type du rocky de quartier (avec quand même des connaissances dans d'autres styles musicaux comme le blues, le hard rock ou la british pop). Rock’n'roll avez-vous dit? Bon sang! La claque que j'ai pris avec "It's all over now" pour la première fois dans les esgourdes! Alors j'ai acheté tous les disques et c'est devenu l'un de mes groupes préférés.
Avec les potes, on avait déjà bossé sur plusieurs reprises d'Hatchet comme " Penthouse pauper", "Beatin' the odds" ou "It's all over now". Quand le dernier album en date, "No guts, no glory", était sorti au début de l'hiver, on avait rajouté "Kinda like love" à notre répertoire (je m'étais décarcassé pour repiquer les paroles et notre guitariste avait rajouté un solo sur le morceau). Nous étions donc tous des fans assidus même si nous n'avions pas assisté au show parisien du groupe en 1979 (trop jeunes à l'époque). Alors, imaginez notre joie et notre excitation à l'annonce de leur tournée française. Surtout pour ma pomme dont c'était le premier grand concert (je n'avais vu auparavant que quelques groupes amateurs à la MJC de mon quartier).
Je déboule en vitesse à la Fnac des Halles pour acheter mon billet (60 francs… Bonjour la culbute avec les prix pratiqués de nos jours). La rumeur comme quoi les Outlaws assurent la première partie est bien confirmée, leur nom apparaissant en dessous de celui de Molly Hatchet. Au dos du ticket, publicité oblige, la production a mentionné les derniers albums des deux groupes et je m'aperçois que les Outlaws viennent d'en sortir un autre, "Los hombres malo". Je le chope dans les rayons et je me dépêche de rentrer pour l'écouter. Il tournera en boucle sur ma platine avec "No guts, no glory" jusqu'au soir du concert. En attendant la date fatidique, mes copains et moi passons notre temps entre les cours à la fac, quelques répétitions teintées de rock sudiste et des soirées arrosées et animées de discussions fébriles sur l'éventuelle set-liste du show.
Un coup de tonnerre vient soudain troubler le cours de notre tranquille existence. Le concert serait annulé suite à l'effondrement du Chapiteau de Pantin. On essaie d'en savoir plus mais rien ne filtre. Effroi, rage, désillusion. Puis, par hasard, notre guitariste tombe sur une affiche barrée d'un bandeau récemment collé mentionnant la salle de la Mutualité comme nouveau lieu d'accueil. Ouf! On a eu chaud !
Le 14 mars, vers 17h30, nous nous entassons tous dans la Ford Fiesta de Fred (le guitariste) et nous traçons vers la salle de la Mutualité (que les plus jeunes qui lisent ces lignes ne s'étonnent pas: en 1983, on pouvait encore se garer à Paris). Philippe (le batteur) a décroché le drapeau sudiste qui ornait le mur de sa chambre et Christophe (le bassiste) a également ramené le sien, monté sur un solide bâton servant de hampe. Nous traversons une partie de Paris avec nos bannières flottant au vent. Une fois garés, nous remontons la rue Monge, gonflés à bloc comme les troupes du Général Lee avant Fredericksburg, et nous arrivons face au lieu des festivités. Quelques caisses américaines, deux ou trois 4X4 et de nombreuses Harley Davidson ont envahi les rues adjacentes. Il est encore tôt mais il y a déjà pas mal de monde devant la salle. A la vue de nos drapeaux, quelques gars poussent des hourras et autres « rebel yells ». C'est toujours sympa comme accueil! On patiente dans la file d'attente. Avec notre vingtaine débutante, nous sommes un peu impressionnés par les types d'une trentaine d'années que nous côtoyons. Des chevelus, des moustachus, des barbus, des ventrus, des tatoués, des rednecks, des rebelles, des bikers, deux ou trois Hell's, quelques hardos. Des gueules de voyous, des tronches de cauchemar, des trognes cassées. Des mecs que l'on n'aimerait pas rencontrer le soir au détour d'un réverbère. Bref, un public de rock sudiste. Des regards inquiets jetés à la hâte par dessus les rideaux nous indiquent que les voisins ne sont guère habitués à voir dans leur quartier une telle horde de barbares bruyants et hirsutes. Les portes finissent par s'ouvrir et on a droit à une compression humaine (en attendant la compression de personnel une trentaine d'années plus tard), chacun voulant être au premier rang. Notre élan est stoppé net par les videurs qui canalisent le mouvement de foule et procèdent à la fouille corporelle de rigueur. Le bassiste se voit confisquer son drapeau en raison du bâton, assimilé à une arme possible; il fait légèrement la gueule. Malgré ces menus tracas, nous pénétrons parmi les premiers dans la salle. Sur la scène, des roadies finissent d'installer le matos. Un mec barbu avec des lunettes de soleil, un chapeau et un blouson à col de fourrure est assis sur le côté gauche. Mâchant un cigare, il regarde le public qui investit peu à peu les lieux. Il a l'air de soupeser chacun du regard, comme le Magistrat Suprême le jour du jugement dernier. Son attention est soudain détournée par les vociférations d'un des roadies des Outlaws, aux prises avec un ampli Fender qui s'entête à ronfler comme un bulldozer. Le barbu se lève, je l'entends dire au roadie "That's shit!" puis il revient des coulisses avec un caisson Marshall et le refile au gars. C'est juste à ce moment que nous reconnaissons Dave Hlubek. Trop tard! Il vient de se retirer backstage. Pendant ce temps, les préparatifs et les réglages continuent. Un mec balaise, de haute taille et pesant dans les cents kilos environ teste les micros. "One, two. One, two. Test! Test!". Cela peut paraître limité mais, d'un autre côté, que peut-il bien dire d'autre? (Pour l'avoir fait moi-même, il faut bien avouer qu'on a l'air très con et qu'on répète toujours les mêmes trucs. Après ça, on clamera que les roadies sont des gens dépourvus de tout vocabulaire). Arrivé au micro principal à pied droit (celui du chanteur de Molly Hatchet sans aucun doute), nous sommes surpris de le voir lever la tête et se hisser sur la pointe des pieds pour procéder au test. Le micro a sans doute été placé trop haut mais cela ne semble pas l'inquiéter outre mesure et il le laisse tel quel.
La salle s'est remplie et il y a également du public au balcon. Quelques Stetson parsèment l'assistance. A part ces modestes excentricités, le code vestimentaire reste des plus classiques: bottes, blousons de cuir ou en jean, dont beaucoup sont estampillés aux couleurs de la Confédération. Mais apparemment, nous sommes les seuls à agiter une bannière étoilée grand modèle.
Enfin, les lumières s'éteignent. Les Outlaws investissent la scène. Hughie Thomasson, un bandana domestiquant son épaisse chevelure, une Stratocaster noire en bandoulière et des mexicaines aux pieds, lance dans le micro avec son accent exotique "Bonswoir Paris! Vive la Fwance!". Et c'est parti pour "Don't stop", morceau tiré de leur dernier album. Le cru 83 des Outlaws est réduit à deux guitares, une basse et une batterie. Freddie Salem, le deuxième guitariste, a essayé de glisser ses kilos en trop dans un froc en cuir. Avec ses bacchantes et son teint mat, il a tout du parfait gitan. Le combo égrènera ce soir-là une bonne partie des classiques de son répertoire dont les incontournables "There goes another love song" et "Hurry sundown". Même si ce n'est pas la version originale du groupe, le public applaudit à tout rompre en fin connaisseur. Certes, l'absence de Billy Jones est à déplorer mais cela reste un super show. Hughie Thomasson nous arrose de solos inspirés avec son style inimitable. Moi, je suis aux anges mais notre guitariste émet quelques réserves sur le son qu'il trouve un peu brouillon (après tout, je suis encore un novice). Sur "Goodbye" (chanson sur Jesse James), on a même droit à un solo de violon joué par un authentique cowboy avec chapeau, foulard et tout le toutim. Nous adressons des saluts en forme de tête de vache aux musiciens qui se marrent et qui ont l'air vraiment content de se trouver là. Hughie nous pointe du doigt en nous voyant agiter le drapeau aux treize étoiles. Puis ils attaquent "Green grass and high tides" avec des solos de guitare qui vont crescendo. Pendant le galop final, un mec juste derrière moi embrasse notre étendard sudiste. Tout le monde est au bord de la folie. A un moment, Hughie Thomasson et Freddie Salem jouent en inversion, l'un sur le manche de guitare de l'autre. C'est du délire! La musique stoppe et c'est le solo de batterie qui prend la relève. Les autres musiciens reviennent sur scène et terminent le morceau avec force triolets et moulinets de guitare. Hughie nous assène un dernier solo killer et c'est la fin. La salle hurle de bonheur (pour moi, c'est la première fois que j'entends autant de monde gueuler ensemble). Nous avons droit à "Ghost riders in the sky" en rappel, avec une intro hispanisante de toute beauté jouée par Hughie. Les Outlaws saluent et quittent la scène. Leur set a duré près d'une heure (ce n'était pas vraiment une première partie mais un « co-billing », comme on dit de nos jours).
Les lumières rallumées, la buvette subit un assaut sans précèdent. Nous nous dirigeons vers le stand des T-shirts. Je n'avais pas prévu le coup et je n'ai que dix balles sur moi. Les potes se cotisent et nous achetons tous les quatre le même T-shirt (celui avec les Winchesters croisées) pour la modique somme de trente francs pièce (oui, vous avez bien lu! On est loin des 30 ou 40 euros actuels). Nous déambulons dans la salle, bannière déployée. Quelques anciens nous regardent avec un sourire bienveillant. Un type d'environ 40 ans (un vieux pour nous, à l'époque) veut nous payer un coup, tout content de voir que la relève du rock sudiste est assurée. Au coin droit de la scène, j'avise deux types en Stetson avec un appareil photo autour du cou, cherchant sans doute le meilleur angle de prise de vues. Nous croisons le Sieur Henri, pote du guitariste, qui a réussi à emprisonner sa masse musculaire dans un superbe T-shirt Blackfoot du Reading Festival avec le « rebel flag » dans le dos. Noyés dans la fumée (pas de loi Evin en ce temps là), et dans les effluves de bière, entourés de mines patibulaires, on se croirait un samedi soir dans un bouge d'Atlanta. Je me sens fier d'appartenir à cette communauté, à la famille du rock sudiste, et j'ai pleinement conscience de vivre un épisode historique, un de ceux que l'on raconte encore au coin du feu des années plus tard avec des étoiles dans les yeux. Nous nous replaçons devant la scène (vers la moitié droite) juste avant que les soiffards retournent sur le champ de bataille.
Les lumières se tamisent à nouveau et un gros roadie beugle dans le microphone l'annonce demeurée célèbre: "WOULD YOU PLEASE WELCOME FROM JACKSONVILLE, FLORIDA, EPIC RECORDING ARTISTS: MOLLY HATCHET!". Et ça démarre avec "Bloody reunion". Et là, ce n'est plus la même histoire. Si le niveau sonore des Outlaws restait raisonnable et, avec le recul, légèrement suraigu, nous subissons dès les premiers accords un déluge de décibels qui nous laisse K.O. pendant quelques secondes. La sono crache fort mais clair. Les trois gratteux sont soutenus par un mur de triple corps Marshall qui arrose les premiers rangs. Placés devant, nous nous chopons le son de la scène en pleine poire et les basses de la sono sur les côtés. Cela fait plutôt mal! Il est à noter que plusieurs fois au cours du show, les roadies passeront devant les amplis avec un casque anti bruit (d'ailleurs les gars de Molly Hatchet s'amuseront à les coincer sur scène pour rigoler, un bon roadie devant être quasiment invisible pour faire son travail).
La surprise passée et les oreilles décrassées, nous pouvons apprécier la musique de notre groupe favori. Dave Hlubek assure le premier solo sur "Bloody reunion". Il joue de façon hargneuse, martyrisant sa Hamer blanche (qu'il troquera juste après contre une Gibson Les Paul) et agitant sa longue chevelure. Duane Roland, avec son bandana rouge et sa moustache tombante, est plus posé et joue pépère sur une Gibson Flying V noire et blanche. Steve Holland est armé d'une Stratocaster noire et délivre une rythmique d'acier. Le nouveau bassiste, Riff West, avec ses longs cheveux et sa dégaine d'indien à la Blackfoot, n'arrête pas de bouger tout en frappant sa basse et le petit dernier qui est en charge de la batterie, B.B. Borden, se révèle être un marteleur hors pair. Ce gang teigneux est mené de main de maître par le chanteur Danny Joe Brown, un sacré gaillard à la taille impressionnante (je comprends maintenant pourquoi le roadie testait le micro sur la pointe des pieds) et à la voix rauque et forte, dégoulinante de Jack Daniel's.
Ils enchaînent directement avec "It's all over now" (Danny Joe Brown gueule: "Come on! Let's go jukin'!") joué à un train d'enfer avec un solo de Duane Roland et un délire de Dave Hlubek sur la fin. Danny Joe nous salue et entame un dialogue avec le public: "Good evening! How do you feel tonight?". Une salve de hurlements lui répond. Il nous fait répéter: "Yeah? Yeah?". On gueule de plus en plus fort. Ravi, il nous rétorque: "All right! It's good to see you!". Puis il nous présente le morceau suivant tiré de leur dernier album et le groupe attaque "What's it gonna take?", un bon titre mélodique et carré comme on les aime. Survolté, Danny Joe tombe le T-shirt et se place au milieu de ses compères, tenant le pied de micro comme une lance d'indien, pendant que ceux-ci jouent le solo à la tierce. Le délire! Puis ils embrayent sur "What does it matter" avec un solo de tueur exécuté par Duane Roland. Avec mes copains, nous nous étions souvent interrogés sur qui jouait tel ou tel solo. Là, nous sommes renseignés.
Danny Joe Brown pousse un cri de joie et nous remercie: "Thank you! Thank you everybody!". Il nous annonce qu'ils vont jouer un morceau que Dave a écrit. Juste après, l'intro de "Both sides" retentit et nous assistons au délire guitaristique de Dave Hlubek qui nous inonde de solos inspirés tout en virevoltant dans tous les sens. J'ai toujours adoré cet instrumental et là, en live, ça dépasse tout. Je suis au paradis. Au paradis des rednecks, bien entendu. Car c'est là que le rock sudiste prend toute sa dimension. En effet, au lieu de nous noyer sous une avalanche de notes (comme c'était la mode à l'époque), notre bon vieux Dave nous gratifie d'un délicieux mélange de technique et de feeling qui me file des frissons le long de l'épine dorsale. Une bien belle ballade sudiste qui s'achève par un festival de Mister Dave Hlubek.
Danny Joe Brown nous dit merci puis il fait taper le public dans les mains avec le soutien du batteur qui donne le tempo. Et en avant pour "One's man pleasure" avec sa rythmique syncopée et sautillante qui démontre une fois de plus toute la fraîcheur musicale du rock sudiste. Danny Joe nous remarque avec notre drapeau étoilé et nous adresse un sourire grimaçant en nous pointant du doigt. Nous n'en sommes pas peu fiers (d'ailleurs, plusieurs fois au cours du show, Danny Joe Brown, Riff West et Steve Holland nous gratifierons tour à tour d'un geste de reconnaissance pour notre fidélité au Vieux Sud). Danny Joe nous dit qu'il a une chanson de leur premier album pour nous. Puis les musiciens nous envoient "Bounty hunter" qui sonne pareil que sur le disque. Il n'y a pas à tortiller: les gars de Molly Hatchet connaissent leur affaire.
Danny Joe Brown apostrophe de nouveau la salle: "Merci! Merci beaucoup! A little Jack Daniel's to you!". Le batteur frappe un rythme swing sur sa caisse claire et Dave Hlubek gueule dans le micro qu'on a intérêt à se défoncer ou alors il viendra nous botter le cul. Tout le monde hurle à s'en faire péter les poumons. Alors déboule "Sweet Dixie", morceau à la gloire du « southen rock » ("Mister DJ, won't you play some southern rock’n'roll"). Nous agitons frénétiquement notre bannière sudiste et Danny Joe nous lâche encore un sourire. Juste à côté de nous, accoudé sur la barrière de sécurité, un grand barbu avec un blouson « perfecto » décoré d'un énorme drapeau rebelle tape dans ses mains en cadence. Derrière moi, un mec en bomber, des cheveux noirs mi-longs et une fine moustache tombante, s'appuyant sur deux béquilles, gueule tout ce qu'il peut. Il est entouré par deux nanas (le veinard) qui le soutiennent quand il décide de lever une béquille pour soulever notre drapeau encore plus haut. On se regarde tous les deux et on échange un large sourire. Un détail insolite me frappe: on dirait presque le jumeau de Danny Joe Brown. Marrant! Dave Hlubek nous balance les trois solos pratiquement identiques à la version de l'album. On pourrait presque voir les étincelles jaillir de sa gratte. Sa prestation déclenche des tonnerres d'applaudissements.
Danny Joe nous relance un merci avant de présenter le prochain morceau. Puis la formidable intro de "On the prowl" secoue la Mutualité (c'est d'ailleurs, à mon avis, une des plus grandes intros du rock sudiste, voire du rock’n'roll tout court: simple et efficace mais totalement originale et immédiatement reconnaissable). Duane Roland nous fait cadeau d'un superbe solo de slide, nous prouvant une fois de plus sa maîtrise de l' instrument (bien que l'on ait eu tendance à minimiser son importance au sein du groupe, il n'en reste pas moins un des piliers d'Hatchet).
Danny Joe Brown dédicace le titre suivant à tout le monde. Il nous assure que c'est un petit bout de leur foyer qu'ils emportent partout où ils vont. Et "Gator country" vient nous caresser les esgourdes, nous transportant directement à Jacksonville en Floride. On s'y croirait! Duane Roland et Dave Hlubek se partagent les solos et le morceau fait monter l'intensité d'un cran. Puis ils enchaînent sur "Dreams I'll never see", reprise des l’Allman Brothers Band, que nous reconnaissons dès les premières mesures. Pas de doute, nous avons bien franchi la Mason Dixon Line. Danny Joe nous présente Duane Roland qui entame son solo, rejoint par ses potes qui se placent en formation d'attaque, les quatre manches de gratte au-dessus du premier rang, se balançant d'avant en arrière en suivant le rythme hypnotique martelé par un jeune B.B.Borden décidément bien en forme.
"Flirtin' with disaster" est enchaîné directement. Sur le dernier refrain, Danny Joe Brown tend son micro vers la foule et on reprend tous en choeur "Ooh! Ooh! Bop bop yeah!". Le morceau s'achève sur une brillante conclusion guitaristique de Dave Hlubek. Danny Joe salue le public ("Merci beaucoup!") et le groupe quitte la scène. Toute la salle hurle et applaudit. On tape des talons sur le parquet. Tellement fort que j'ai l'impression de rebondir sur place. Au bout de quelques minutes, les mecs de Molly Hatchet reviennent sur scène. Dave Hlubek nous remercie, nous dit que nous sommes un chouette public et présente les membres du groupe: Riff West ("A new fellow on bass!"), Steve Holland, B.B. Borden ("The young Billy Boy on the drums!") et Duane Roland. Puis il attaque l'intro de "Sweet home Alabama" sur sa Gibson sursaturée. La salle gueule comme un seul homme. Nous agitons de plus belle notre drapeau aux treize étoiles. Un frisson me parcourt l'échine, comme si je voyais le Général Lee s'extirper de sa tombe, la barbe frémissante. Notre bon Dave part alors dans un solo proche du hard rock. Danny Joe attrape le micro et hurle "Dave Hlubek!". Il se rappelle à notre bon souvenir ("My name is Danny Joe Brown. Thank you!") puis il gueule "Rock’n'rooooll!!" et "Crossroads" vient nous défoncer la tronche en cartonnant de tous les diables (quelques jours plus tard, nous écouterons la version live de Lynyrd chez Fred le guitariste et nous nous ferons tous la même réflexion: en comparaison de l'énergie dégagée par Molly Hatchet, les gars de Skynyrd semblent jouer sur des guitares folk).
Cela fait déjà un moment que nous crions entre les morceaux "Beatin' the odds! Beatin' the odds!", titre "béton" d'Hatchet entre tous. Et là, nous sommes exaucés. Steve Holland nous lâche l'intro, mettant la Mutualité en délire. La voix de Danny Joe Brown colle parfaitement à la chanson (par ailleurs si bien interprétée par Jimmy Farrar) et Dave Hlubek gratte le solo qui tue. Danny Joe nous dit "Good night! Thank you very much!" et le combo se barre une deuxième fois. Tout le monde s'époumone: "HATCHET! HATCHET! HATCHET!". Vont-ils revenir? On l'espère tous. Les minutes s'écoulent, interminables. Enfin, ils réinvestissent la scène, le sourire aux lèvres et l'air d'être satisfaits du public parisien. Danny Joe Brown nous remercie encore une fois, en français et en américain puis il annonce "Fall of the peacemakers". Duane Roland, équipé d'une Gibson crème à double manche pour la circonstance, attaque l'intro de ce titre d'anthologie. Un torrent d'applaudissements soulève la salle et des hurlements sauvages lézardent les murs. La folie atteint son paroxysme.
Dans la première partie du morceau, ballade typiquement sudiste, Danny Joe Brown égrène les paroles des deux premiers couplets et du refrain et Duane Roland s'occupe du solo. Danny Joe termine le dernier refrain et c'est le break annonçant la cavalcade de guitares finale. Il nous remercie une dernière fois et nous lance "Merci everybody! Good night to you! God bless you!" (c'est sympa de sa part de nous souhaiter une bonne nuit mais bonsoir la berceuse). Et c'est parti pour les trois phrases harmonisées et les solos successifs de Dave Hlubek, Duane Roland et Steve Holland. Les guitares fument. Les trois gratteux repartent sur les gimmicks à la tierce et le solo final est confié à Dave Hlubek qui lamine littéralement sa Gibson, échevelé, héroïque. Puis nous avons droit au final inédit (la version du disque étant "shuntée" sur la fin) qui nous achève plus sûrement qu'une balle de Remington. La charge a duré plus de dix minutes. Danny Joe Brown nous lâche un dernier "Merci beaucoup! Thank you!" et le groupe quitte définitivement la scène.
Les lumières se rallument. Je regarde mes copains. Je leur parle, ils me répondent mais c'est comme si j'avais du coton dans les oreilles. Fred m'assure que c'est normal et que ça va passer (en fait, je resterai avec un sifflement dans l'oreille droite pendant trois jours).
La salle se vide lentement. Des sourires de satisfaction illuminent les visages. Pas de heurts, pas de bousculades, pas de bagarres (comme cela se produira au concert de ZZ Top quelques mois plus tard). De toute façon, nous sommes tellement sonnés que nous aurions bien du mal à refaire un nouveau "Cold Harbor". Fred le guitariste et Philippe le batteur, qui ont l'habitude des concerts, me certifient que "ce soir, ils ont mis la dose" (en fait, ils ont joué juste en dessous du seuil de tolérance. La presse spécialisée parlera d'ailleurs d'un "mur de décibels"). Comme baptême du feu, j'ai été mis à rude épreuve. Christophe le bassiste cherche à récupérer son drapeau à l'accueil mais un mal élevé est passé avant lui et le lui a chouré. Il fait un peu plus la gueule (il m'avouera plus tard ne plus se souvenir de la fin du show, tellement il était défoncé à l'herbe). Qu'importe! Nous sortons de la Mutualité en sueur, essoufflés, aphones, sourds mais heureux. HEUREUX! Comme après une première virée en bagnole avec des potes, à fond les manettes. Comme après un premier baiser échangé furtivement sous une porte cochère avec une petite copine compatissante. HEUREUX comme la première fois que l'on pose ses doigts sur une guitare... ou sur une femme. J'ai l'impression d'être devenu un vétéran qui a survécu à une bataille mémorable et je sais, au fond de moi, que ce premier concert sera suivi de beaucoup d'autres. L'avenir me donnera raison.
Dehors, les cafés sont plein de rescapés qui reprennent des forces à coups de bières glacées. Nous nous engouffrons dans la caisse et nous allons vider un verre au Canon de la Nation (un café situé Place de la Nation), histoire de fêter dignement le retour en force de la Confédération. Le lendemain, je me pointe à la Fac avec le T-shirt du concert par une matinée glaciale et dans un amphi non chauffé (c'est en vieillissant que l'on devient frileux), juste histoire de montrer mes convictions à tout le monde. Après, je ne l'ai pas beaucoup porté, par peur de l'abîmer. Je sais, c'est con! Mais c'est quand même un objet de collection légendaire. La preuve. Je l'avais mis pour le concert de Point Blank à Bobino en 2010 et un type dans l'assistance est venu me voir et m'a dit: "Putain! Tu y étais?". Là, ça m’a fait chaud au cœur. Alors je lui ai répondu, tel un vieux briscard qui s'est sorti de nombreuses batailles "Oui, j'y étais!" Par la suite, avec les potes, nous reparlerons souvent de cette soirée qui a marqué nos esprits. Pour ma part, elle continue de me hanter même trente-sept ans après.
Le hasard vous joue parfois de drôles de tours. Il y a quelques années, j'avais à faire sur Paris et, suite à un problème de métro, j'avais dû traverser une bonne partie du cinquième arrondissement à pinces sous un ciel lourd de menaces. Après quelques hésitations (je n’étais plus parisien depuis longtemps), j'ai emprunté une avenue qui, d'après mes lointains souvenirs, devait me conduire jusqu'à Saint Michel. J’ai remonté la rue Monge sans m'en apercevoir et j’ai débouché sans crier gare sur la petite place où trônait la salle de la Mutualité (après toutes ces années, j'avais oublié sa localisation géographique). La surprise m’a stoppé dans mon élan et je suis resté là, planté comme une carotte, à contempler ce lieu où j'avais assisté à mon premier concert de légende. La salle semblait fermée pour travaux. La vieille dame se faisait refaire une beauté. Je me suis approché. A cet instant précis, les nuages plombés qui décoraient le morne ciel parisien se sont écartés et un rayon de soleil a caressé la façade. J’ai posé ma main sur la pierre chargée d'histoire. Je l’ai sentie frémir. Non, ce n’était pas le marteau-piqueur tout proche qui défonçait sans pitié le trottoir. Non, ce n’était pas le camion trop lourd qui traversait la place. Non! Non, je sentais les vibrations des amplis qui crachaient; j'entendais les hurlements des guitares déchaînées, les cris du public survolté. Autant de souvenirs incrustés dans les murs qui jaillissaient maintenant à l'air libre. Autant de spectres qui se faisaient la belle.
Une voix chaude aux accents du Sud, gorgée de soleil et de bourbon, m’est parvenue du fond du passé. "Te souviens-tu, Man?". Oh oui, je me souvenais. Et, pour sûr, j'ai vu les fantômes de Danny Joe Brown, Dave Hlubek, Duane Roland, Riff West, Bruce Crump et Hughie Thomasson traverser la lourde porte d'entrée de la Mutualité pour aller s'en jeter un au bar d'en face. Même que Danny Joe m'a fait un clin d’œil en se fendant d'un sourire grimaçant.
Puis il a disparu dans le néant en emportant une partie de ma jeunesse.
SO LONG!
Olivier Aubry
NOTE: Bien que les souvenirs de cette soirée restent à jamais gravés dans ma mémoire, je n'aurais jamais pu décrire aussi fidèlement ce concert sans la contribution de mon camarade sudiste Mashsouthern (premier bassiste de Calibre 12) qui, il y a longtemps, m’avait gentiment passé une copie de ce show devenu mythique. OA
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